Critique Le Monde des Livres daté du 3 juin 2005

Et Guy Tournaye inventa le réseau littéraire infini

Premier roman réel aux allures cybernétiques, Le Décodeur tient tout autant du jeu de pistes que de la fresque pariétale et prend à rebours la plupart des conventions du genre.

Il est des livres inépuisables et vertigineux, qui séduisent et intriguent à la fois. C’est rare. Suffisamment pour s’attarder sur ce Décodeur, et avoir envie, non de percer le mystère – vaine tentative –, mais de rencontrer – curiosité bien journalistique – son auteur, Guy Tournaye. Il sourit de se voir installé là, dans les jardins de Gallimard, devant une tarte aux fraises, un an jour pour jour après avoir envoyé son manuscrit à Philippe Sollers – le seul qui ait eu le courage de publier ce livre hors normes.
Pour le reste, que dire sans tomber dans ce que Guy Tournaye dénonce avec beaucoup d’humour, à savoir ce « tout-à-l’égout médiatique qui engendre un déversement grotesque de l’intime » ? Disons seulement qu’il est né à Tours un 4 juillet 1965, qu’il a travaillé, entre autres, au CSA et à Canal Plus. Qu’il a toujours « négocié ses licenciements ». Son rythme ? Deux ans de travail et trois années d’échappée belle, dans les textes et au bout du monde. Dilettante, Guy Tournaye ? Ou dandy, à l’image de Raymond Roussel ? Nomade et vagabond, certainement, comme la figure du Mat. Cet arcane majeur du tarot, parent du joker et du fou aux échecs, qui symbolise le merveilleux et représente l’infini, est la porte d’entrée du Décodeur. Il est d’ailleurs l’unique guide dans ce roman réel aux allures cybernétiques.

Soit donc une série policière américaine, Street Hassle, qui met en scène les démêlés judiciaires d’un parrain de la Mafia accusé du meurtre de sa compagne. Soit son site Internet, qui fut très vite interdit par le FBI, au lendemain des attentats du 11-Septembre, puisqu’il aurait servi de canal de communication secrète à des membres d’un réseau terroriste. Voilà la base. Le canevas bien réel du Décodeur, qui peut désormais se lire de différentes manières. Soit en focalisant sur l’intrigue de la série policière, soit sur la machination qui s’y inscrit en filigrane. Soit comme un roman, soit comme le voyage en forme de rêverie d’un Jean-Jacques Rousseau qui aurait lu Télex no 1 de Jean-Jacques Schuhl.

Tissu de sons et d'images

Pour Guy Tournaye, cela tient autant du jeu de pistes que de la fresque pariétale qui prend à revers la plupart des conventions romanesques. Comment écrire et s’écrire aujourd’hui ? Comment écrire la réalité sans la représenter ? Appréhender la singularité sans recourir aux poncifs de la quête identitaire ? Comment sortir de la triple impasse – repli nostalgique, catastrophisme et messianisme, « ces tartes à la crème d’une partie de la littérature contemporaine » ? Au lieu de se complaire dans la déploration, Guy Tournaye a choisi de prendre le risque de l’exploration.

Au lieu de se mettre en scène ou d’inventer des personnages, il a choisi de procéder par prélèvements. Aussi, Le Décodeur est-il un tissu de sons – Street Hassle est tout autant un clin d’oeil à un poème de Vigny qu’au titre de Lou Reed repris par les Simple Minds – et de mots. De fragments de textes recopiés ou détournés. Ce travail de citation à l’oeuvre a pourtant failli lui valoir l’interdiction du livre relu par une armée d’avocats qui ont brandi – c’est leur métier – les termes de plagiat et de contrefaçon.

La démarche de Guy Tournaye est pourtant unique. Pour lui, il ne s’agit pas d’être prétendument subversif ni de sacrifier à la mode du « sampling » ou du copier-coller, mais plutôt de faire écho à la sentence de Montaigne : « Nous ne faisons que nous entregloser. » En procédant ainsi, Guy Tournaye se donne la possibilité de « romantiser le réel » (Novalis). Mais, encore une fois, il ne s’agit pas d’un exercice de style visant à briller en étalant sa bibliothèque générique, qui va d’Edgar Allan Poe à Gilles Deleuze. Ni de passer pour un écrivain branché, emblématique d’une génération X (Douglas Coupland) ni même Y : « Etienne-Jules Marey plutôt que David Cronenberg. Jean Painlevé plutôt que David Lynch. (…) Si Painlevé représente pour moi un modèle, c’est parce qu’il réussit à élever la science à la puissance de la fiction, le réel à la puissance du rêve, en privilégiant l’apparence, les jeux de lumière et les caprices des formes. » L’objectif - s’il devait absolument y en avoir un – est de contraindre le lecteur « au perpétuel glissement et à l’absence de toute certitude ; dessiner un monde infini de relations et de réseaux, où chaque plan entre en correspondance toujours singulière et nouvelle avec un autre, sans jamais apporter l’assurance – la clôture – d’une signification ou d’un “c’est ceci” ».

Et c’est ainsi que Le Décodeur, en déminant et dynamitant, de l’intérieur, tous les clichés et prétendus complots, plaira à tous autant qu’à chacun. Aux amateurs de romans policiers, de séries télé telles « X-Files » et de jeux vidéo. A ceux qui ont aimé Les Mouflettes d’Atropos de Chloé Delaume, ou encore Vision à New York et Paradis de Philippe Sollers. A tous ceux qui aiment être dérangés, dans leurs lectures comme dans leurs certitudes. A tous ceux qui croient encore en la puissance réelle des rêves. Et c’est ainsi que Guy Tournaye a gagné. Définitivement et sur tous les tableaux. Echec et mat.

Emilie Grangeray

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